Congo 60-10: permanences et ruptures

Rétablir la démocratie, restaurer l’état de droit, reconstruire l’économie…Les promesses pleuvent, les injonctions aussi… Cependant, dans ces formules qui se multiplient à l’occasion du 50 eme anniversaire de l’indépendance du Congo, deux lettres sont inutiles : « re ». Car l’examen du passé devrait inciter à plus de réalisme : quelles ont été les périodes où le peuple congolais a véritablement vécu en démocratie ? Où il a été bénéficiaire des ressources de son économie ?


Durant les 80 ans de colonisation, même les Européens vivant au Congo n’avaient pas le droit de voter, ni au Congo ni en Belgique. Quant aux Congolais, non seulement ils n’avaient pas le droit de se déplacer d’une ville, d’une province à l’autre sauf en sollicitant des autorisations accordées au compte gouttes, mais ce n’est qu’à la fin des années 50 que des élections furent organisées au niveau communal, dans les grandes villes. Peut-on parler d’un Etat de droit, alors que le pays était sous tutelle, que toutes les décisions importantes étaient prises au Parlement belge, que les Congolais n’étaient que des exécutants ?

De 1960 à 1965, le pays fut déchiré par les sécessions, les rebellions, les guerres, jusqu’à ce qu’à la veille des élections que Moïse Tshombe se promettait d’organiser, le général Mobutu prenne le pouvoir avec l’appui des Américains. Il s’y installa pour un règne qui allait durer 32 ans et qui n’incommoda les Occidentaux qu’après la fin de la guerre froide, lorsque le vieil allié de la lutte anti communiste cessa d’être utile.

La disparition de Mobutu, après la guerre de 96-97, ne fut pas synonyme de cette démocratie à laquelle les Congolais aspiraient depuis la Conférence nationale souveraine au début des années 90. Au contraire, la fin du dictateur, l’effondrement de son armée, la ruine de toutes les structures de l’Etat et de l’appareil économique, allaient permettre l’ouverture d’une nouvelle décennie de guerre, de rébellions, de pillages… Les accords dits de Sun City, en 2003, qui conduisirent au partage du pouvoir entre chefs rebelles, furent conclus sur base d’amnistie et d’impunité pour les crimes de guerre, les violences qui avaient entraîné 5 millions de morts. Ces accords entraînèrent, certes, le retrait des troupes étrangères qui avaient envahi le pays et puisé dans ses ressources, mais ils consacrèrent aussi un principe qui allait représenter un bien mauvais exemple : ils avaient démontré que c’est à la pointe du fusil que peut se conquérir le pouvoir politique. Il fallut attendre les élections présidentielle et législative de 2006, soutenues par la communauté internationale, pour que le Congo soit enfin doté d’un cadre politique fragile certes, mais légitime : les fondements de l’état de droit étaient enfin posés, restait à édifier ce dernier. Autrement dit, même si l’on compte les années qui suivirent immédiatement l’indépendance, le Congo n’a connu, au cours de ses 130 années d’existence, que moins de dix années de démocratie !

En ces moments de commémoration, où Belges et Congolais, au plus haut niveau, vont sans doute s’interroger sur leur longue relation et renouveler leur partenariat, il est temps de s’interroger sur les traits particuliers que la Belgique a légués au Congo. Certaines caractéristiques se sont inscrites dans l’histoire du pays, elles ont rendu difficile la comparaison avec d’autres anciennes colonies, et surtout, elles éclairent les particularités et les difficultés du présent.

Rappelons certains de ces traits : le Congo, tout d’abord, étant la seule colonie de la Belgique, fut en quelque sorte son « enfant unique », n’entretenant de relations qu’avec sa métropole, sans appartenir à un ensemble « francophone », « anglophone » ou « lusophone ». Même si l’usage généralisé du français comme « lingua franca » fait de la RDC le plus grand pays francophone, il n’appartient pas pour autant à la « Françafrique », la zone d’influence française. En fait, sa géographie lui donne le droit de participer à toutes les unions régionales, de l’Afrique centrale, des Grands Lacs, d’Afrique australe et d’Afrique de l’Est.

Sitôt que ses ambitions commencèrent à se concrétiser, Léopold II dut défendre sa colonie, considérée comme sa propriété privée, contre les appétits des puissances de l’époque. Dans ses méthodes aussi, il fut un précurseur : il utilisa des lobbyistes, aux Etats unis et en Grande Bretagne, paya des journalistes, recourut aux arguments humanitaires (la lutte contre l’esclavage) et surtout il promit d’ouvrir le bassin du Congo au commerce international, une promesse qu’il ne tint pas, pas plus que la Belgique par la suite. Ce n’est qu’au 21eme siècle que ce pays est devenu un vaste espace mondialisé, où se croisent des partenaires venus de partout et notamment d’Asie, au grand dam des Belges qui assistent à l’émancipation de leur « enfant unique ».

A nouveau, comme au début du 20eme siècle, le Congo fait l’objet de campagnes humanitaires, où la dénonciation des violences sexuelles remplace l’effroi que suscitaient naguère le scandale des mains coupées. Les temps certes ont changé, mais aujourd’hui comme hier, c’est le goût du lucre, le désir de soumettre les populations, pour qu’elles travaillent, livrent les richesses des mines ou du sol, qui est à l’origine de ces violences abominables.

Dès la reprise du Congo par la Belgique en 1908, les nouvelles autorités mirent fin aux aspects les plus révoltants du règne léopoldien. Emile Vandervelde lui-même, ému par de nombreux rapports, s’était rendu en Afrique et à son retour il allait mener la charge. Il faut cependant noter que s’il s’éleva contre les abus les plus criants et demanda qu’il y soit mis fin, le leader socialiste n’alla cependant pas jusqu’à dénoncer le fait colonial lui-même. A son tour, la colonisation belge allait profondément modeler le pays et la population, imprimer au Congo des traits qui persisteront longtemps après l’indépendance. Le premier est la division spatiale des Congolais, les différences de densité démographique. Rappelons que durant l’époque coloniale les Congolais ne pouvaient pratiquement pas voyager, n’avaient guère de contacts entre eux, l’administration indirecte reposait sur les autorités coutumières et renforçait les sentiments d’appartenance, les particularités de chaque groupe ethnique étant régulièrement mises en avant ou utilisées par le colonisateur. Ce « tribalisme », renforcé au lendemain de l’indépendance par les encouragements dispensés aux rebellions du Katanga et du Kasaï, allait, par la suite, rendre particulièrement difficile le renforcement d’un sentiment d’appartenance commun. Il fallut attendre la fin de la période coloniale pour qu’un personnage comme Lumumba prenne une dimension nationale et le discours prononcé le 30 juin 1960 devant le roi Baudouin, perçu comme une « insulte » peut aussi être considéré comme un discours fondateur, destiné à unifier la mémoire commune de tous les Congolais…

Par la suite, Mobutu essaya lui aussi de tenir compte des équilibres ethniques, et, s’il lui arriva de diviser pour régner, il s’employa aussi, à sa manière, à renforcer ce sentiment national, forgé dans le culte du mobutisme, les rites de l’authenticité, inventés de toutes pièces. Paradoxalement, alors qu’à la fin du siècle dernier, l’existence même du pays était mise en question, que la « faillite » de l’Etat était unanimement dénoncée, c’est la population congolaise qui démontra son attachement à l’unité du pays, dénonçant les invasions étrangères et opposant un cinglant désaveu électoral aux groupes rebelles (le RCD Goma entre autres à qui incarnaient cette tendance centrifuge.

La colonisation belge, nous l’avons dit, reposait sur le pouvoir indirect : les administrateurs territoriaux, relativement peu nombreux pour gérer d’aussi vastes territoires, étaient relayés par l’autorité des « chefs ». Ces derniers étaient tenus de collaborer avec le pouvoir colonial, qu’il s’agisse de fournir de la main d’œuvre, de veiller à ce que l’impôt soit payé, et de recruter les hommes qui allaient devenir les soldats de la Force publique. Ces chefs n’étaient pas toujours les véritables autorités traditionnelles, qui refusaient de collaborer avec le pouvoir colonial. Cachées, destituées, voire éliminées, ces autorités légitimes furent souvent remplacées par des chefs choisis par les Blancs, « médaillés » par eux, dont le soutien était obtenu moyennant des avantages en nature ou en prestige. Ne peut on voir dans cette pratique les origines de deux traits qui ont persisté jusqu’à nos jours : un certain autoritarisme du « chef » à quelque niveau qu’il se situe et surtout la vénalité des élites politiques, qui considèrent le pouvoir comme une façon de s’enrichir ?

Indirect, le pouvoir colonial reposait sur ce qu’on appela la « trinité » de l’époque : les trusts, c’est-à-dire les grandes sociétés, l’administration territoriale qui collaborait avec les pouvoirs locaux et les missions. Ces dernières se virent confier l’encadrement moral, ou spirituel des populations congolaises et surtout les tâches d’enseignement. A noter qu’en Belgique, les milieux laïcs qui luttaient contre le monopole de l’enseignement catholique mirent du temps à transporter leur lutte au Congo : dans un premier temps, acquis sans doute à l’idéologie coloniale qui considérait qu’il fallait encadrer et « civiliser » les indigènes, ils ne s’opposèrent pas au monopole des missions catholiques. Il fallut attendre 1954 pour qu’Auguste Buisseret inaugure au Congo les premières écoles non confessionnelles ce qui fut salué avec reconnaissance par Lumumba et les leaders nationalistes. Pour beaucoup de Congolais « évolués » en effet cette apparition de l’école laïque fut vécue comme un début de libération.

Auparavant, durant des décennies, les missionnaires s’étaient employés à « faire évoluer », à « civiliser » les Congolais : ils avaient appris les langues locales, mais avaient brûlé les fétiches et toutes les manifestations des croyances traditionnelles, ils avaient opéré, en profondeur, un véritable lavage de cerveau, mais ils avaient aussi posé le large socle de la pyramide de l’enseignement, généralisant l’enseignement à la base, bien plus répandu que dans les pays voisins. Alors que le pouvoir politique ne se montrait guère empressé de former des universitaires, qui étaient moins d’une dizaine en 1960, l’Eglise, confrontée aux nécessités de l’encadrement, avait africanisé beaucoup plus tôt et les séminaires apparurent longtemps comme la seule voie pour poursuivre des études supérieures…

A ceux qui s’étonnent du contraste entre les potentialités du sol congolais et les faibles performances de l’agriculture, il importe peut-être de rappeler qu’à l’époque coloniale, les grandes sociétés, toujours en quête de main d’œuvre, étendaient toujours plus loin leur politique de recrutement, le Congo était l’un des pays les plus industrialisés d’Afrique et sa population l’une des plus prolétarisées. Ces besoins des sociétés accentuaient l’exode rural, d’autant plus que l’agriculture était devenue synonyme de corvées et d’obligations en tous genres. En effet, l’agronome était l’un des personnages les plus détestés des Congolais : il imposait les cultures obligatoires, mettait en place les cultures de rente, obligeait les paysans à des corvées, des travaux d’utilité publique. Même si ces cultures vivrières obligatoires, ou la lutte anti érosive apparaissaient comme des mesures utiles, la contrainte qu’elle représentait suffisait à détourner de l’agriculture ceux qui le pouvaient. Le désaveu avait d’autres racines encore : pour punir les opposants, les fortes têtes, l’autorité coloniale recourait au châtiment de la « relégation », c’est-à-dire l’assignation à résidence dans un coin de brousse, ce qui était vécu comme un châtiment. Cette pratique était encore en usage du temps de Mobutu et elle a certainement contribué au peu de popularité du « retour à l’agriculture ». A cela s’ajoute le fait que depuis les
« terres vacantes » de Léopold II, les grandes sociétés, les compagnies à charte produisant pour l’exportation s’étaient accaparées de larges étendues de terres traditionnelles, dépossédant les paysans obligés de chercher ailleurs d’autres sources de revenus.

Certes, à la veille de l’indépendance, l’économie du Congo était florissante. Le pays, avec ses ressources propres ( la Ckarte coloniale avait soigneusement séparé les économies de la métropole et de la Colonie) présentait un degré d’industrialisation, d’urbanisation remarquable en Afrique, le réseau routier était l’un des meilleurs du continent. Dans les années d’après guerre, des investissements importants avaient été réalisés dans le domaine de la recherche agricole ou en sciences naturelles, dans les années 50, le plan décennal avait été contracté pour permettre une vraie politique de santé qui allait enrayer l ’effondrement démographique enregistré depuis le début de la colonie et qui permettre la généralisation de l’enseignement de base.

Les progrès économique du Congo, amplement illustrés par la propagande coloniale, suscitaient l’admiration et les pavillons congolais de l’Expo 58 allait être l’apogée de ce triomphalisme colonial. Mais nul ne s’était avisé du fait que les « évolués » congolais, lassés de constater que tous les efforts déployés ne leur avaient pas amené la considération et l’égalité de salaires qu’ils espéraient nourrissaient désormais un autre espoir, celui de prendre enfin en mains leur destin. Et nul n’avait réalisé que si c’était de la main d’œuvre congolaise qui avait construit les routes, les hôpitaux, les écoles, les administrations, les nationaux, pour autant ne disposaient, ni au propre ni au figuré, des clés de ces imposants édifices. Le développement était réel, mais la population ne se l’était pas approprié, il bénéficiait à d’autres, les Congolais n’en recevaient que des miettes… Comment s’étonner des lors des révoltes, du manque d’entretien de bâtiments que les Congolais ne considéraient pas comme leurs ?

Aujourd’hui, après une décennie de tutelle internationale, symbolisée par le « groupe d’accompagnement de la transition « CIAT, par la Mission des Nations Unies pour le Congo, par les programmes du Fonds monétaire international qui, face aux contrats chinois se livra à un véritable chantage, on constate que l’autorité congolaise, approuvée par une bonne partie de l’opinion, se prépare à secouer le joug, à mettre en cause les ONG, à demander le départ de la MONUC, bref, à revendiquer sa souveraineté. L’histoire tourne en boucle : ce que l’on appelle aujourd’hui le « durcissement »du pouvoir, cette exigence de souveraineté, rappelle les espoirs et les revendications de 1960. Les Congolais seront-ils mieux entendus et respectés aujourd’hui qu’hier ?

 

Source: Le carnet de Colette Braeckman

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