Comment le libre marché a tué New Orleans

Le libre marché a joué un rôle crucial dans la destruction de La Nouvelle-Orléans et dans la mort de milliers de ses habitants. Avertis de ce qu’un ouragan très violent (de force 5) allait frapper la ville et les zones avoisinantes, qu’ont fait les officiels ? Ils ont joué la carte du libre marché.

Ils ont annoncé que tout le monde devait évacuer. Tout le monde était censé trouver sa propre façon de fuir le désastre par des moyens privés, tout comme le font les gens quand un désastre frappe les pays du tiers monde soumis au libre marché.

Quelle belle chose que ce libre marché au sein duquel chaque individu poursuit ses propres intérêts personnels et, de ce fait, réalise un résultat optimal au profit de toute la société. Par conséquent, la main invisible exerce ses miracles de bien mystérieuses façons.

A La Nouvelle-Orléans, il n’y eut aucune forme d’évacuation collectivement gérée comme ce fut le cas à Cuba. Quand un ouragan particulièrement puissant frappa l’île en 2004, le gouvernement Castro, poussé par les comités de citoyens des quartiers et par les cadres locaux du Parti communiste, évacua 1,5 million de personnes, soit plus de 10 pour-cent de la population du pays. Les Cubains perdirent 20.000 logements dans l’ouragan – mais il n’y eut pas une seule perte humaine, un fait encourageant qui fut largement oublié dans la presse américaine.

Le Premier Jour du désastre provoqué par l’ouragan Katrina, il était déjà manifeste que des centaines, voire des milliers d’Américains, avaient péri à La Nouvelle-Orléans. Bien des gens avaient « refusé » d’évacuer, expliquèrent les journalistes des médias, parce qu’ils étaient tout simplement « obstinés ».

Il fallut attendre le Troisième Jour pour que les gens des télévisions, présents en nombres relativement importants, commencent à comprendre que des dizaines de milliers de personnes n’avaient pas fui parce qu’elles n’avaient nulle part ni les moyens de quitter la ville. Avec pour ainsi dire pas d’argent en poche ni véhicule motorisé, elles devaient rester obstinément où elles se trouvaient et espérer une amélioration. A la fin, le libre marché ne fonctionna pas tellement bien, pour ces personnes.

Nombre de ces gens étaient des Afro-Américains à bas revenus, ainsi qu’un certain nombre, plus restreint, de Blancs pauvres. Il faut se rappeler que la plupart d’entre eux avaient des emplois avant la visite mortelle de Katrina. C’est ce que font la plupart des gens pauvres de ce pays : ils travaillent, généralement très dur, dans des boulots qui paient incroyablement mal, et ont parfois plus d’un boulot à la fois. Ils sont pauvres, non parce qu’ils sont paresseux, mais parce qu’ils connaissent des temps difficiles pour survivre avec des salaires de famine tout en étant écrasés par la cherté des prix, des loyers et des taxes régressives.

Le libre marché a joué un rôle de plusieurs autres façons. L’agenda de Bush prévoir de rogner les services du gouvernement jusqu’à l’os et d’obliger les gens à compter sur le secteur privé pour les choses dont ils pourraient avoir besoin. C’est ainsi qu’il a rogné de 71,2 millions de dollars le budget du Corps des Ingénieurs de la Nouvelle-Orléans, soit une réduction de 44 pour-cent. Les plans visant à renforcer les digues de la ville et à améliorer le système de pompage des eaux ont dû être ajournés.

Le corps militaire du génie avait commencé à construire de nouvelles digues, voici plusieurs années, mais une bonne partie du personnel a été détachée de ce genre de projets et envoyée en Irak. En outre, le président a supprimé 30 millions de dollars en équipements destinés à contrôler le flux des eaux.

Bush s’est envolé (« Good Morning America », 1er septembre 2005) et a dit : « Je ne pense pas que quelqu’un ait prévu ces brèches dans les digues. » Un nouveau mensonge de plus qui tombe de ses lèvres. L’inondation catastrophique de La Nouvelle-Orléans avait été prévue par des experts en tempêtes, des ingénieurs, des journalistes de la Louisiane, des officiels de l’Etat et même certaines agences fédérales. Toutes sortes de gens avaient prédit ce désastre depuis des années, mettant le doigt sur le danger des niveaux en hausse des eaux et sur la nécessité de renforcer digues et pompes et de renforcer toute la région côtière.

Dans leur campagne visant à affamer complètement le secteur public, les réactionnaires bushiens ont également permis aux promoteurs d’assécher de vastes régions de marais. Une fois de plus, la vieille main invisible du libre marché allait prendre soin de la situation. Les promoteurs, poursuivant leur propre profit privé, allaient élaborer des résultats qui allaient nous profiter à tous.

Mais les marais servaient d’absorbeur naturel et de barrière entre La Nouvelle-Orléans et les tempêtes qui venaient de la mer. Et, depuis plusieurs années déjà, les marais ont diminué à une vitesse vertigineuse de la côte du Golfe. Tout cela n’a aucunement inquiété les réactionnaires de la Maison-Blanche.

Quant à l’opération de sauvetage, les adeptes du libre marché se plaisent à dire que les secours aux plus infortunés d’entre nous devraient être laissés à la charité privée. C’était l’un des prêches favoris du président Ronald Reagan : « La charité privée peut très bien se charger du travail. » Et, durant les quelques premiers jours, effectivement, ce fut apparemment la politique suivie face au désastre provoqué par l’ouragan Katrina.

Le gouvernement fédéral n’était visible nulle part, mais la Croix-Rouge passa à l’action. Son message : « N’envoyez ni vivres ni couvertures, envoyez de l’argent ! » L’Armée du Salut commença elle aussi à rassembler ses troupes vieillissantes. Dans l’intervalle, Pat Robertson et le Christian Broadcasting Network (Réseau chrétien de Diffusion) – se détachant un instant de l’œuvre de Dieu ou appuyant la désignation de John Roberts à la Cour suprême – réclama des dons et annonça l’« Operation Blessing » (Op. Bénédiction), laquelle consistait en un envoi hautement médiatisé – mais totalement inopportun – de vivres en conserves et de bibles.

Au Troisième Jour, même les médias, pourtant myopes, commencèrent à se rendre compte de l’immense échec de l’opération de sauvetage. Les gens mouraient parce que les secours n’étaient pas venus. Les autorités semblaient davantage préoccupées par les pillages que par le sauvetage des gens, plus soucieuses du « contrôle de la foule », qui consistait à parquer comme du bétail des milliers de personnes dans de vastes terrains vagues sans le moindre abri décent et à les empêcher de s’en aller.

Des questions ont été soulevées auxquelles le libre marché semble incapable de répondre : Qui était chargé de l’opération de sauvetage ? Pourquoi si peu d’hélicoptères et à peine une poignée de sauveteurs de la Garde côtière ? Pourquoi a-t-il fallu cinq heures aux hélicoptères pour tirer six personnes d’un hôpital ? Quand l’opération de sauvetage allait-elle enfin passer à la vitesse supérieure ? Où étaient les autorités fédérales ? Les troupes de l’Etat ? La Garde Nationale ? Où étaient les bus et les camions ? Les abris et les toilettes portables ? Les fournitures médicales et l’eau potable ?

Et où était la Sécurité nationale ? Qu’a fait la Sécurité nationale des 33,8 milliards de dollars qu’on lui a alloués pour le seul exercice 2005 ? Le Quatrième Jour, la quasi-totalité des principaux médias rapportaient que la réponse du gouvernement fédéral était « un déshonneur national ». Pendant ce temps, George Bush avait enfin fait son apparition, sous forme de séance de photos, dans quelques zones bien choisies du désastre – avant de lever l’ancre pour aller jouer au golf.

Dans un moment d’un délicieuse (et peut-être malicieuse) ironie, les offres d’aide étrangère ont afflué de France, d’Allemagne, du Venezuela et de plusieurs autres pays. La Russie a proposé d’envoyer deux avions remplis de vivres et autres équipements pour les victimes. Cuba – qui a la réputation d’envoyer des médecins dans des douzaines de pays, y compris au Sri Lanka, reconnaissant, à l’époque du désastre du tsunami – a proposé l’envoi sur place de 1.100 médecins. Il était prévisible que toutes ces propositions allaient être sèchement refusées par le département d’Etat américain.

La belle et puissante Amérique, l’Amérique la salvatrice suprême et la dirigeante du monde, l’Amérique la pourvoyeuse de la prospérité mondiale, ne pouvait accepter l’aide étrangère. C’eût été un renversement des rôles des plus humiliants et insultants. Les Français cherchaient-ils à lui envoyer un nouveau coup de poing sur le nez ? Les Cubains avaient-ils ressorti leurs vieilles astuces subversives ?

En outre, accepter l’aide étrangère serait revenu à admettre la vérité – que les réactionnaires bushiens n’avaient ni le désir ni la décence de s’occuper des simples citoyens, pas même ceux qui traversaient les passes les plus pénibles.

Récemment, j’ai entendu quelqu’un déplorer : « Bush essaie de sauver le monde alors qu’il ne peut même pas prendre soin de son propre peuple chez lui. » Ce n’est pas tout à fait vrai. Il prend certainement bien soins de ses semblables, cette mince frange d’un pour-cent, celle des super-riches. Le problème, c’est tout simplement que la population laborieuse de La Nouvelle-Orléans n’en fait pas partie.

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Pour d’autres articles de Michel Parenti, voir : ww.michaelparenti.org.

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