Ces islamistes que soutient l’Occident

Bras armés en Libye et en Syrie, partenaires politiques en Tunisie et en Egypte, alliés stratégiques en Arabie saoudite et au Qatar… L’Occident n’hésite pas à se servir des courants les plus réactionnaires de l’islamisme radical lorsqu’il s’agit de défendre ses intérêts. Spécialiste de l’Afrique et auteur chez Investig’Action de « La stratégie du chaos », Mohamed Hassan démontre l’hypocrisie de nos dirigeants lorsqu’ils parlent de « guerre contre le terrorisme » à propos de l’Afghanistan ou du Mali. Seuls les intérêts guident leurs actions. Deuxième volet de notre série sur « Les causes et conséquences de la guerre au Mali » (IGA).

 

 


La propagation de l’intégrisme islamique


Le Printemps arabe, présenté comme un bouleversement révolutionnaire qui allait balayer toutes les dictatures hors du monde arabe, n’a jamais existé. Début 2011, il y a toutefois bien eu deux véritables éruptions volcaniques, en Égypte et en Tunisie. Il s’agit d’éruptions de colère populaire parce que l’injustice sociale devenait insupportable. Mais il manquait à ces mouvements une direction et une orientation révolutionnaires, de sorte qu’ils ont été rapidement récupérés par des partis islamiques prétendument modérés : le parti Ennahda en Tunisie et les Frères musulmans en Égypte.


Les partis de ce genre ont en commun deux caractéristiques : ils sont partisans du capitalisme et ils sont carrément anticommunistes. Il peut toutefois y avoir des contradictions avec l’impérialisme, surtout dans les pays où les chiites constituent la majorité, comme en Iran, en Irak ou au Liban. Mais, là où les sunnites sont majoritaires, ce courant islamique se prête progressivement à un rôle de troupes de choc des États-Unis et de leurs alliés européens contre les gouvernements laïcs qui ont subsisté dans le monde arabe (Libye, Syrie, Algérie).


Cela a déjà commencé par la guerre, sponsorisée par les États-Unis, des moudjahidines contre les troupes soviétiques en Afghanistan, dans les années 80. Des jeunes en provenance de tout le monde arabe se sont rendus en Afghanistan où ils ont été engagés par les États-Unis dans la lutte contre le communisme. Après le retrait des troupes soviétiques en 1989, un grand nombre de ces jeunes se sont disséminés à nouveau dans le monde arabe, emmenant avec eux leur solide expérience de la guerre ainsi que toute une idéologie réactionnaire.


Déçus par le manque de soutien supplémentaire des États-Unis afin de concrétiser leur idéal d’un État islamique panarabe avec la charia comme constitution, certains djihadistes se sont retournés contre les États-Unis, comme lors des attentats contre les tours jumelles de New York, le 11 septembre 2001. Mais, quand ça l’arrangeait bien stratégiquement, Washington n’hésita pas non plus, même après le 11 septembre, à sceller à nouveau des alliances avec ces islamistes radicaux. Et c’est ainsi qu’on obtient le phénomène que ces mêmes combattants islamistes radicaux sont qualifiés tantôt de « combattants pour la liberté » (en Bosnie, en Tchétchénie, en Libye et en Syrie), puis à nouveau de « terroristes » (en Afghanistan, au Pakistan et en Afrique).


Un autre mouvement important dans le monde arabe et qui s’appuie sur l’islam est celui de la Fraternité musulmane. Celle-ci a des partis dans de nombreux pays arabes, mais tire son origine d’Égypte. Au départ, sa stratégie y consista à s’opposer aux dictatures pro-occidentales en Égypte et en Tunisie, mais, après quelques vagues de répression sévère dans les années 80, les Frères musulmans ne cherchèrent plus la confrontation avec l’État et ils se concentrèrent sur la création d’un réseau social et la collecte de richesses. Ils se livrèrent à un travail dans les masses, utilisèrent en fait des méthodes de travail solidaristes, en créant une solidarité par-delà les classes — comme l’AKP d’Erdogan le fait en Turquie. Aussi, avec cette base de pouvoir et une fois que les dictatures de Moubarak (en Égypte) et de Ben Ali (en Tunisie) eurent été balayées par la colère populaire spontanée et par le mouvement populaire, les Frères musulmans ont pu récupérer rapidement la cause et remporter les élections.


Les deux courants islamiques — les djihadistes intégristes et les Frères musulmans modérés — diffèrent l’un de l’autre à bien des égards, mais ils ont toutefois une vision commune de l’économie et de la mise en place de la société. Leur principal idéologue est Sayid Qutb qui, dans les années 1930 et 1940, a publié de nombreux ouvrages et articles sur la signification sociale et politique du Coran. L’homme a été fortement influencé par le Français catholique de droite, Alexis Carrel qui, durant la Deuxième Guerre mondiale, a rallié le régime collaborationniste de Vichy et a prôné un darwinisme social, y compris l’eugénisme.


Aussi n’est-il pas étonnant qu’il y ait des similitudes entre l’idéologie islamiste radicale et l’idéologie catholique d’extrême droite qui, dans la première moitié du siècle dernier, utilisa la religion comme arme contre les bolcheviques et prit la défense du capitalisme, du colonialisme et même du nazisme. Dans les deux idéologies, l’essentiel réside dans la défense de l’ordre féodal « naturel » contre tout ce qui tend à un monde nouveau, socialement plus juste. Toutefois, il y a dans le courant islamiste davantage d’interprétations différentes, de même qu’une certaine résistance au colonialisme et à l’impérialisme. Cependant, cette résistance passe bien vite à l’arrière-plan quand, en fonction de son propre programme, l’impérialisme soutient le courant islamiste.


L’alliance entre les États-Unis, l’Arabie saoudite, le Qatar et les États du Golfe


La guerre contre la Libye n’avait rien à voir avec l’éclatement d’une colère populaire massive et spontanée, comme en Égypte et en Tunisie. En Libye, le niveau de vie était de nombreuses fois plus élevé que chez l’Égyptien ou le Tunisien moyen. Une menace largement exagérée de Kadhafi à l’adresse des insurgés dans la ville de Benghazi a suffi pour que l’Occident se lance dans une guerre accompagnée de bombardements intensifs et d’une série de lynchages parmi lesquels, finalement, Kadhafi lui-même allait être assassiné de façon odieuse. Avec l’aide des milices les plus réactionnaires, l’État libyen a été réduit à néant. Une énorme quantité d’armes se retrouva aux mains de ces milices. Quelques mois plus tard, nous les voyons ressurgir dans le nord du Mali.


La guerre contre la Libye a été surtout menée par la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis. Mais Washington y a recouru à une tout autre stratégie que Paris ou Londres. En Afrique, les États-Unis entendent avant tout intervenir par l’intermédiaire de tiers. C’est en coulisse que le commandement unifié de l’armée américaine en Afrique, Africom, a dirigé la guerre en Libye, alors que c’était surtout les forces aériennes françaises et britanniques qui intervenaient à l’avant-plan avec leurs bombardements. Ensuite, les États-Unis ont travaillé en collaboration étroite avec l’Arabie saoudite et le Qatar.


Un élément surprenant, dans la guerre en Libye, a été l’attitude d’Al Jazeera, la chaîne de télévision de l’émir du Qatar. Plus tôt, Al Jazeera s’était fait connaître pour sa position critique à l’égard des États-Unis dans les guerres en Irak et en Afghanistan. Cette fois, cette même chaîne joua un rôle important dans la propagande de guerre contre Kadhafi, aux côtés des rebelles qui, dans le sillage des bombardements de l’Otan, s’étaient emparés des principales villes libyennes.


L’alliance entre les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne d’une part et des pays comme le Qatar, l’Arabie saoudite et les autres États du Golfe d’autre part n’est cependant pas nouvelle. Depuis la flambée des prix pétroliers dans les années 70 et 80, ces pays ont accumulé d’énormes quantités d’argent et ils se sont mués en prêteurs des États-Unis. Politiquement, il y avait déjà eu une collaboration entre l’Arabie saoudite et les États-Unis dans le soutien des moudjahidines en lutte contre l’occupation soviétique de l’Afghanistan.


Vers la fin de la décennie précédente, cette alliance fut ravivée afin de constituer un front contre l’Iran et son influence croissante dans la région. Pour les riches pays sunnites que sont l’Arabie saoudite, le Qatar et les États du Golfe, un Iran puissant, avec ses alliés chiites dans tout le Moyen-Orient (Irak, Liban) constitue une menace. Pour les États-Unis, l’Iran est un trop gros morceau qu’ils ne peuvent aborder tout seuls. Washington n’a bien sûr pas ciblé l’Iran en raison de son régime théocratique, mais parce qu’il est un important fournisseur de pétrole de la Chine et de l’Inde.


Le Qatar et l’Arabie saoudite ont aussi leurs propres objectifs et leur idéologie, indépendamment de ce que veulent les États-Unis. Ce sont des États dirigés par des familles immensément riches, désireuses d’étendre leur royaume afin de pouvoir accroître encore leur richesse. Ils rêvent d’un immense royaume panislamique au sein duquel la charia remplacera la constitution. Quant aux États-nations modernes, ils les considèrent comme des obstacles à cet objectif. Dans leurs propres pays, il n’existe même pas de constitution, les citoyens n’y ont aucun droit.



Extrait de « Causes et conséquences de la guerre au Mali », article paru dans Études marxistes, n°101.

 

Voir aussi « L'Occident à la conquête de l'Afrique » et « Du colonialisme français à l’intervention française au Mali ».


Mohamed Hassan est spécialiste du Moyen-Orient et de l’Afrique. Il est l’auteur, avec David Pestieau, de L’Irak face à l’occupation (EPO, 2004) et, avec Grégoire Lalieu et Michel Collon, de La stratégie du chaos, Investig’Action/Couleur Livres, 2012.


 

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