Censure et Empire

Quand le pouvoir devient ouvertement criminel, il est temps de faire taire les gens. A travers l’Empire, ce moment semble arriver. La liberté d’expression est de plus en plus menacée, tant aux Etats-Unis que dans la « vieille Europe », bien que ces attaques viennent d’angles différents .

Aux Etats-Unis, l’assaut est clairement mené par des fanatiques d’extrême-droite comme David Horowitz, qui incite les étudiants à dénoncer les professeurs qui osent tenter de leur enseigner des choses qu’ils ne pensent pas dèjà savoir. Le but est clairement d’interdire toute critique de la politique guerrière des Etats-Unis.

Dans la vieille Europe, l’assaut est plus subtil et probablement moins lucide. Il est mené en partie par des gens qui se considèrent comme étant de gauche et qui semblent parfaitement inconscients du danger qu’il y a à limiter la liberté d’expression.

En Allemagne, il est depuis longtemps illégal de nier l’holocauste : le délit appelé « le mensonge sur Auschwitz » peut être puni de 3 ans de prison. La TV allemande ressasse sans arrêt des histoires sur Hitler et ses crimes comme s’il était caché quelque part et prêt à surgir. Ceci n’a en rien empêché la montée des groupes néo-nazis. Cela a même pu les renforcer, conformément à l’observation, faite dans la sphère soviétique, selon laquelle l’établissement d’une « vérité officielle » – aussi vraie soit-elle –peut être la meilleure façon d’amener les gens à croire le contraire . Mais plus que cela, l’extrême-droite en Allemagne semble gagner du terrain suite à la desillusion, présente surtout en Allemagne de l’Est, face aux politiques neo-libérales, supposées amener la prospérité et qui n’ont produit que pauvreté et chomage.

En tout cas, le gouvernement de centre gauche formé par les sociaux- démocrates et les verts a entrepris de réagir aux manifestations de l’extrême-droite en élargissant la loi contre le « Volksverhetzung » -un concept qui peut être traduit comme "incitation des masses" ou "empoisonnement de l’esprit du peuple". A l’avenir, pourraient être poursuivis non seulement ceux qui « approuvent, justifient, nient ou minimisent le génocide contre les Juifs et les Roms » d’une façon qui « trouble l’ordre public » mais aussi quiconque parle de la même façon d’un quelconque « génocide » que condamne toute cour dont la juridiction a été reconnue par le gouvernement de la République Fédérale Allemande.

Or l’histoire judiciaire est parsemée de verdicts célèbres que l’on a dû renverser après de longues batailles menées pour rétablir la vérité. Mais la loi allemande pourrait considérer comme un délit le fait de contester le Tribunal International pour la Yougoslavie, sponsorisé par les puissances de l’Otan pour contrôler et manipuler le conflit des Balkans, à partir du moment où des Serbes sont officiellement reconnus coupables de « génocide ». Quiconque fait remarquer que la définition de «génocide » utilisée par ce Tribunal a été fabriquée pour des raisons politiques et que ses procedures sont manifestement biaisées, risquerait d’être arrêté.

S’il doit y avoir des limites à la liberté d’expression, elle ne devraient s’appliquer qu’à ce qui a rapport avec des actions. Ainsi, si un leader politique exhorte ses partisans à aller commettre des pogroms, cela peut légitimement être considéré comme un acte criminel. Mais la tendance actuelle élargit la criminalisation du discours bien au–delà de ce type d’incitations, incluant l’expression d’opinions, y compris des opinions sur des faits passés qui, de par leur nature, peuvent être débattus, mais ne peuvent être changés.

En France, la restriction de la liberté d’expression a commencé aussi avec la criminalisation du « mensonge sur Auschwitz ». Et, comme en Allemagne, cela ne semble pas devoir s’arrêter là. L’incitation à la haine raciale ou à la discrimination est illégale en France depuis 1972. En juillet 1990, l’Assemblée Nationale a adopté un amendement qui étend la loi de 1972 aux personnes qui contestent l’existence de crimes contre l’humanité, ainsi que les définit le tribunal de Nuremberg et qui «ont été commis soit par des membres d’une organisation déclarée criminelle, (….) soit par une personne considérée comme coupable par la juridiction française ou internationale ». Le but de cette loi vise clairement la punition des déclarations niant la réalité du génocide nazi contre les juifs. Cependant, la référence non spécifique à « une juridiction internationale » peut avoir ouvert involontairement la porte à la poursuite de personnes contestant les verdicts de tribunaux très différents, par exemple le Tribunal de La Haye, lié à l’Otan.

En 1990, l’amendement, connu sous le nom de « loi Gayssot » a été introduit par un député communiste. Il semble que la gauche française, particulièrement le Parti Communiste, dans son désir compréhensible de préserver l’héritage de la résistance française pendant la deuxième guerre mondiale, n’a pas vu de danger dans la création d’un précédent punissant des discours comme s’il s’agissait d’actes.

Dans les années récentes, le contexte a considérablement changé. Devant la protestation mondiale contre la façon dont sont traités les Palestiniens, des efforts croissants ont été faits pour étendre la définition de l’ « antisémitisme » , afin d’ y inclure toute critique d’Israël. En insistant sur le fait qu’il n’y a pas de différence entre les juifs et l’ « état juif » ( proposition vigoureusement contestée par de nombreux français d’origine juive) et donc que la critique d’Israël s’identifie avec l’ "antisémitisme", les ultra-sionistes semblent provoquer l’antisémitisme qu’ils dénoncent. Que ce soit délibéré ou non est discutable. La France a la plus grande population juive d’Europe, une population professionnellement qualifiée et assimilée, et Sharon essaie ouvertement de l’attirer en Israël en proclamant que les juifs ne sont en sécurité nulle part ailleurs, et surtout pas en France, à cause, soi disant, de l’antisémitisme.

Dès que la critique d’Israël est identifié à l’antisémitisme elle devient taboue. Un des principaux spécialistes de cette intimidation morale est Roger Cukierman, un sioniste très à droite, qui préside le CRIF( Conseil Représentatif des Institutions Juives de France) . En avril 2002, Cukierman a même applaudi le score surprenant de Le Pen au premier tour des élections présidentielles comme étant "une bonne leçon pour les Arabes" . Cukierman ne représente sûrement pas les nombreux citoyens d’origine juive qui ne sont pas membres des organisations juives. Néanmoins, le dîner annuel du CRIF est devenu un « must » pour les leaders politiques français, qui, chaque année, écoutent docilement les imprécations de Cukierman les accusant de ne pas faire assez pour arrêter l’ antisémitisme. (Une seule exception est venue lorsqu’un Vert, il y a deux ans, a quitté la salle, lorsque Cukierman a assimilé « les Verts et les Rouges » aux "Bruns" en raison de leur soutien aux Palestiniens). Cette année, 16 ministres baissaient la tête tandis que Cukierman attaquait la politique étrangère du président Chirac. Ce qui veut dire son opposition à la guerre en Irak et sa tentative de poursuivre une politique équilibrée au Moyen-Orient.

Ce qui illustre à quel point, et de façon croissante, « le combat contre l’antisémisme » peut être injecté dans les discussions géopolitiques comme prétexte pour stigmatiser l’opposition croissante à la politique d’Israël et des Etats-Unis.

Cette stigmatisation a atteint un sommet avec la campagne visant à faire taire, légalement ou illégalement, l’humoriste Dieudonné. La campagne a commencé en décembre 2003, juste après un court sketch où Dieudonné, déguisé en colon des territoires palestiniens occupés, a appelé les jeunes à rejoindre « l’axe du bien americano-sioniste ». Ce qui fut ponctué par l’expression « Isra-heil », qui suscita un tollé. Les organisations sionistes ont réussi à forcer les salles un peu partout en France à annuler les spectacles de Dieudonné, parfois en les menaçant de violences. Néanmoins, il a gagné tous ses procès. Quand il réussissait à trouver une salle pour son spectacle, elle était pleine et une « standing ovation » l’attendait.

Comme il arrive souvent, l’éducation catholique de Dieudonné en a fait un libre-penseur, critique acerbe de toutes les religions. Dans ses spectacles, il parodie régulièrement toutes les religions sans excepter l’animisme de ses ancêtres africains. L’insolence est une constante de l’humour français, qui n’hésite pas à ridiculiser le catholicisme comme l’Islam en des termes très offensants.

Insistant sur son engagement en faveur de l’égalité et des valeurs universelles, Dieudonné a refusé de se censurer comme le lui demandaient ses critiques. Ils l’ont attendu au tournant. Dans une conférence de presse à Alger le mois dernier, il a utilisé l’expression « pornographie mémorielle », forgée par l’historienne israélienne Idith Zertal, faisant référence à certains aspects de la commémoration de l’holocauste. D’après Dieudonné, aucun journaliste algérien n’a jugé bon de rapporter cette expression qui, dès lors, se réduisait à une expression d’opinion privée. Elle n’en fut pas moins saisie par un site sioniste, http://www.proche.orient.com, qui propagea l’expression, ajoutant que Dieudonné avait qualifié la Shoah de « pornographie mémorielle ». Une nouvelle et très violente « affaire Dieudonné » était lancée.

Le fond de commerce des humoristes est souvent l’excès et le mauvais goût. Sur ces deux plans, Dieudonné est relativement bénin. Son personnage est plutot bonhomme, sans le venin qui caractérise certains présentateurs de talk shows américains. De retour à Paris, Dieudonné a donné une conférence de presse, pour dire que ses propos avaient été déformés, qu’il n’avait jamais mentionné la Shoah comme telle, et qu’il respectait les victimes de cette immense tragédie.

Mais il n’a pas suffit de corriger la citation inexacte. Quels que furent les mots prononcés, les journalistes hostiles voulaient savoir, «mais qu’avez–vous voulu dire » ? En d’autres termes, « que pensez-vous » ? La criminalisation des mots dits conduit inévitablement à la criminalisation des pensées non dites.

Expliquant sa position politique, Dieudonné affirme que son combat contre le racisme l’amène à s’opposer au "communautarisme exacerbé" qui dresse certaines communautés religieuses contre d’autres. Pourquoi n’existe–t-il pas de monument aux victimes de la traite des esclaves ? Pourquoi existe-t-il des financements pour 150 films sur l’holocauste alors qu’il n’a pu obtenir aucun financement pour un film sur « le code noir », qui fut la base légale du commerce français des esclaves ?

Ceci n’a en rien calmé ses critiques, et, dans les jours qui suivirent, les attaques dans les médias se firent encore plus virulentes. Bernard Henry Levy qualifia Dieudonné de « fils de Le Pen » – en dépit du fait bien connu que dans sa ville de Dreux, Dieudonné avait été un opposant actif au Front National de Le Pen.

Les annulations et les menaces de mort sont arrivées en masse chez Dieudonné. Même s’il gagne devant les tribunaux, comme ce fut le cas précédement, les medias cherchent clairement à le détruire. La signification de cette campagne va bien au-delà de ses conséquences sur la carrière d’un artiste de talent. Deux conséquences plus générales sont à signaler.

Premièrement, la campagne contre Dieudonné s’avère être une tentative de réduire au silence une des principales voix de l’universalisme laïque qui a des partisans parmi les jeunes de toutes les communautés de France notamment – mais non exclusivement- parmis les enfants d’immigrants d’Afrique et des pays arabes. Beaucoup d’entre eux, contrairement à lui, sont croyants. Mais si des jeunes filles voilées peuvent rire de ses satires contre les extrémistes musulmans, pourquoi une satire similaire contre des colons sionistes orthodoxes est-elle interdite ? Pourquoi le CRIF a-t-il plus d’influence qu’une quelconque organisation représentative de la communauté musulmane, bien plus nombreuse ? L’universalisme laïque de Dieudonné n’est-il pas une saine réponse à la menace d’un conflit intercommunautaire religieux ?

Deuxièmement, et ce qui est sans doute le plus important, la campagne contre le comique français est l’indice d’une tendance générale visant à utiliser l’accusation d’ "antisémitisme" chaque fois qu’il s’agit de critiquer la politique des Etats-Unis au Moyen –Orient, y compris la conquête de l’ Irak. C’est parfois flagrant, parfois plus subtil. L’expression « pornographie mémorielle » manque sans aucun doute de précision et de bon goût. Mais elle n’en exprime pas moins une certaine lassitude, qui existe aussi chez de nombreux lycéens juifs, devant la constante commémoration d’une terrible tragédie passée, à l’exclusion d’autres (le bombardement d’Hiroshima par exemple). On peut penser de plus en plus que cette répétition ne contribue nullement à empêcher que « cela ne se produise à nouveau ». Au contraire, elle est exploitée pour faire taire toute opposition à la politique actuelle de guerre des Etats-Unis et de son principal partenaire au Moyen-Orient. C’est une telle opposition, après tout, qui était le sens de la parodie de Dieudonné sur « l’axe du mal », et qui concerne essentiellement le présent et le futur immédiat et non une quelconque négation du passé.

Sur le plan idéologique, la référence constante à l’holocauste, lièe à la suggestion qu’une nouvelle persécution des juifs d’Europe pourrait commencer demain, crée un clivage subtil mais profond entre les Etats-Unis et l’Europe. Concernant l’Allemagne c’est évident ; mais également en France, où les justifications sont bien moindres, mais l’insistance des critiques américains tout aussi forte, la référence à l’holocauste maintient un sentiment de culpabilité, et disqualifie ces puissances européennes dans leur volonté de jouer un rôle géopolitique à l’avenir.

Au contraire, pour les Etats-Unis, l’holocauste est devenu la clef majeure d’une ideologie qui justifie ses interventions militaires pour « sauver les victimes » partout dans le monde. Ceci se base sur le mythe ( qui ignore, entre autres, le rôle décisif de l’Armée Rouge dans la défaite du Troisième Reich) que ce sont les Etats-Unis qui sont finalement venus au secours des victimes de l’holocauste. L’implication de ce mythe, qui soutend l’énorme exagération du « retour de l’antisémitisme » en France, vise à faire croire que les Européens, laissés à eux-mêmes, recommenceront à persécuter les juifs. Et que seuls les Etats-Unis peuvent les en empêcher.

Ainsi, le mythe des interventions militaires bienveillantes des Etats-Unis est renforcé par l’exploitation idéologique de l’holocauste tout autant que la « vieille Europe » en est affaiblie. Ceci est une des raisons pour lesquelles les politiciens et les medias européens qui veulent voir leur pays suivre Washington – et qui sont loin d’être tous juifs -, trouvent politiquement utile de rappeler le plus souvent possible l’holocauste. Il ne s’agit pas ainsi de respecter les victimes mais de les exploiter. Par un perpétuel chantage implicite, les politiciens et les medias pro-Otan paralysent l’Europe et la disqualifient comme opposante aux guerres menées par les Etats-Unis afin de remodeler le Moyen-Orient.

Il semble qu’il y a eu bien plus d’indignation dans les medias français à propos d’un reportage douteux concernant quelques remarques de Dieudonné qu’à propos de la totale destruction de la ville de Fallujah en Irak. Dans un monde pareil, reste-t-il encore de la place pour un humoriste ?

(Diana Johnstone est l’auteur de « La Croisade des Fous : Yougoslavie, Otan et illusions occidentales », publié en anglais par Pluto Press et à paraître en français au Temps des cerises.)

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